Juin 2024 | Christophe COTIN VALOIS
Minimiser les biais dans la prise de décision tactique ou stratégique
Cet article a été publié en version courte par Forbes
Chaque jour, lorsque nous devons résoudre un problème ou prendre une décision, même en nous efforçant d'être logiques et rationnels, nous ne le sommes pas toujours. En tant qu'êtres humains influencés par nos émotions, nous sommes tous sujets aux biais cognitifs. Le simple fait de croire que nous pouvons y échapper est en soi un biais, appelé le blind spot (tendance à identifier les biais chez les autres, mais pas chez soi-même).
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Un biais cognitif est une distorsion dans le traitement de l'information, agissant comme un filtre qui influence nos décisions. Une bonne idée peut se transformer en échec commercial. Pourquoi ? Une suite de décisions à priori objectives et rationnelles ont été prises, pourtant les résultats ne sont pas au rendez-vous.
Les méthodes de design, particulièrement l'UX design, peuvent nous aider à éviter ces pièges en commençant par un diagnostic objectif, en définissant une vision commune et en s'assurant que la mise en œuvre répond aux enjeux identifiés.
1. Diagnostiquer avant de définir une solution
Le monde va vite et les entreprises privilégient le time to market et l'agilité. Cette pression pousse souvent à définir des solutions avant d'avoir clairement identifié les opportunités et les capacités de l'organisation. Quels sont les biais qui contribuent à ce comportement incohérent ? Imaginez qu'un médecin vous prescrive un traitement sans poser de question pour comprendre votre problème. Ne serait-ce pas problématique ?
Voici 3 biais qui influencent souvent le raisonnement humain :
Le biais de l’heuristique
(“Système 1 système 2” de Kahneman et Tversky - 1981)
Nous favorisons les informations rapides et évidentes.
Exemple : si on vous demande laquelle de deux séquences de pile ou face est la plus probable, vous choisirez celle qui semble la plus aléatoire, bien que statistiquement les deux séquences aient la même probabilité. Nous devons apprendre à remettre en question le "bon sens".
Le biais de confirmation
Nous privilégions les informations qui confirment nos croyances. Cela oriente inconsciemment nos comportements pour prouver ce que nous croyons déjà.
Exemple : un responsable marketing est convaincu que la nouvelle campagne publicitaire sera un succès. Il recherche activement des études et des données qui soutiennent cette conviction, tout en ignorant (involontairement ?) les données contraires qui pourraient suggérer des améliorations nécessaires.
Le biais de surconfiance
(aussi appelé effet Dunning-Kruger)
Les personnes non qualifiées ont du mal à reconnaître leurs limites et surestiment leurs compétences.
Exemple : un CEO, sans initiation au design, décide d’ajouter de nouvelles fonctionnalités à son produit. Il est tellement sûr de ses compétences qu'il ne fait pas appel à l’opinion de ses équipes commerciales en contact constant avec les clients, ce qui conduit à un produit/service peu intuitif, des fonctionnalités non utilisées voire mal conçues.
Bien souvent, l'origine du problème est en réalité inconnue des parties prenantes. Il ne s’agit pas de prendre au premier degré les besoins collectés, que ce soit auprès des acteurs du projet ou des cibles.
Démarrer un projet sans problématique c’est comme se mettre en route vers une destination inconnue : la route est longue, parsemée de détours, et la destination très lointaine. Les démarches de design, particulièrement en innovation, commencent par une phase d’immersion pour identifier le problème. Cette étape implique l'analyse des données, des entretiens avec des experts, une compréhension des enjeux business, une immersion sur le terrain, et une observation approfondie des utilisateurs.
Les méthodes design donnent les outils pour observer, écouter, reformuler, synthétiser en abordant les sujets sans à priori, ni idée préconçue.
Même les designers expérimentés ne pourront jamais être 100% rationnels. Cependant, ils maîtrisent les domaines d’expertise spécifiques à leur métier, comme l’UX Research. Ces compétences leur permettent de prendre en compte les biais cognitifs, afin de trouver la meilleure solution pour les utilisateurs.
2. Définir une vision non biaisée
Une fois le problème identifié, l'équipe peut se concentrer sur la recherche de solutions. Cette étape, souvent appelée idéation, peut être influencée par des biais cognitifs liés au fonctionnement en groupe. Les 3 principaux sont :
La futilité de Parkinson
Nous avons tendance à nous concentrer sur des détails insignifiants plutôt que sur l'essentiel.
Exemple : lors d'une réunion pour discuter des fonctionnalités d'un nouveau logiciel, l'équipe passe plus de temps à discuter de la couleur des boutons que des fonctionnalités clés de l'application, retardant ainsi le lancement du produit.
Le statu quo
Nous préférons les solutions connues et éprouvées, évitant ainsi la nouveauté. Autrement dit : nous préférons éviter de perdre quelque chose plutôt que de gagner son équivalent
Exemple : une entreprise continue de vendre un produit avec un design obsolète. Les décideurs hésitent à investir dans un redesign moderne, craignant que les clients existants n'apprécient pas le changement, malgré des données montrant que les ventes stagnent en raison de l'apparence dépassée du produit.
La pensée de groupe
Nous privilégions l'harmonie et la conformité sociale au détriment d'une discussion approfondie.
Exemple : pendant une séance de brainstorming, une idée est rapidement acceptée par tous les membres de l'équipe sans beaucoup de discussion, simplement parce que personne ne veut être en désaccord avec le leader du groupe ou déranger l'harmonie apparente.
Les méthodes de design évitent de tomber dans un piège très courant : adresser les enjeux de l’entreprise, du marketing, de la DSI, ou du commerce, sans prendre en compte ceux des utilisateurs.
Elles permettent de définir une vision, une solution, qui concentre la proposition de valeur. Plus qu’un périmètre fonctionnel, celles-ci matérialisent les réponses aux besoins des utilisateurs, ainsi que les bénéfices que la solution va apporter : c’est la rencontre des enjeux de l’entreprise, d’un état des lieux du marché, et des besoins des cibles.
Quand c’est opportun, les méthodes de design invitent à penser “out of the box”.
Elles permettent d’avoir une approche hors du cadre, d’explorer dans des secteurs différents pour s’inspirer, et prendre des décisions éclairées.
3. S’assurer que la solution reste alignée avec la vision
Une fois un service lancé, il est tentant de penser que le travail est terminé. Mais est-ce que la solution répond vraiment aux attentes initiales ? Voici 3 biais qui vous affirment que ce n’est pas le cas :
L’effet Ikea
Nous nous attachons davantage à ce que nous avons créé nous-mêmes, rendant difficile toute remise en question.
Exemple : une équipe de développement passe des mois à créer une fonctionnalité spécifique pour un produit. Lorsqu'il devient évident que cette fonctionnalité n'est pas utilisée par les utilisateurs, l'équipe est réticente à la retirer parce qu'elle s’est beaucoup investie dans sa création.
Le biais des coûts irrécupérables
Nous continuons à investir dans un projet pour justifier les ressources déjà dépensées, même si les résultats ne sont pas au rendez-vous. La prise de décision est alors influencée par les investissements passés. Biais à ne pas confondre avec l’aversion à la perte, qui se définit plutôt par des décisions motivées par la peur de perdre plutôt que par l'opportunité de gagner.
Exemple : une entreprise a investi beaucoup d'argent dans un projet de logiciel. Même si le projet commence à montrer des signes de non-viabilité, l'entreprise continue à investir, croyant qu'abandonner maintenant serait une perte encore plus grande.
Le réalisme naïf
Nous croyons que notre perception est objective et généralisée (ou que nous savons très bien ce que veulent les clients).
Exemple : un responsable produit suppose que tous les utilisateurs trouveront naturellement l'interface de la nouvelle application intuitive parce que lui-même la trouve facile à utiliser. Il néglige de réaliser des tests utilisateurs pour vérifier cette hypothèse, conduisant à des problèmes de navigation pour les utilisateurs finaux.
Les méthodes de design prônent une approche de test et d'apprentissage continu. Un projet n'est jamais vraiment terminé; il entre simplement dans une phase d'amélioration continue basée sur des retours utilisateurs, et les GAFA l’ont bien compris. Est-ce la recette de leur succès ? Qui sait. En tous cas, cette approche permet de valider les objectifs atteints et de trouver des pistes d'amélioration.
Lorsque le projet devient un produit ou un service, il entre dans une nouvelle phase. Le travail ne s'arrête pas là. Nous entrons dans une phase d'apprentissage, essentielle pour évaluer l'atteinte des objectifs et identifier les pistes d'amélioration.
L'UX design confronte le produit à ses utilisateurs dès le départ. Ce sont eux qui sont les mieux placés pour valider l'atteinte de vos objectifs. De plus, leurs retours précieux vous guideront vers le développement de nouvelles fonctionnalités ou contenus. N'oubliez pas, votre produit n'a pas besoin d'être parfait dès le départ.
Les méthodes de design vous encouragent à viser un objectif atteignable qui apportera un bénéfice réel à vos utilisateurs, plutôt qu'une série d'objectifs imprécis ou trop ambitieux qui risqueraient de passer à côté des besoins de vos cibles et de générer de la déception. Commencer, puis itérer: c'est le principe du MVP (Minimum Viable Product) et de l'optimisation continue.
Conclusion
En conclusion, l'utilisation des méthodes UX permet de s'éloigner des biais et des comportements innés qui peuvent nuire à notre travail. Elles nous aident à appréhender la réalité des utilisateurs, en nous distançant des schémas de pensée simplifiés pour adopter une approche plus rigoureuse, mesurable et réfléchie.
Article de la rubrique
UX & Business
À propos de l’auteur
Christophe COTIN VALOIS
UX Strategist & Researcher, Christophe est un expert en méthodologies test’n learn centrées sur l’utilisateur. Il intervient régulièrement entant que speaker, mentor ou rédacteur sur ses sujets de prédilection.